Tout y passe donc, et l’éducation aussi. Un certain nombres d’enseignants y ont déjà recours pour faire leurs cours, préparer des cours adaptés aux élèves étrangers ou aux élèves à besoins particuliers, pour mieux rédiger leurs appréciations, pour générer des supports qui leur conviennent comme des textes en langue étrangère adaptés au niveau des élèves. Les élèves quant à eux n’ont pas trop hésité à se jeter sur Chat GPT ou autre, si bien qu’ils rendent des devoirs faits par IA pour répondre à des consignes générées par des IA. Vivement les IA correctrices et on pourra se passer des profs et des élèves, somme toute assez encombrants. Le meilleur des mondes en somme.
« Mais non ! » clament les rassuristes, « vous avez peur de la nouveauté » ajoutent-ils, « il faut simplement l’apprivoiser, apprendre à bien s’en servir et apprendre aux élèves à bien l’utiliser, c’est un formidable outil ! » claironnent-ils « et puis de toute façon c’est comme ça » concluent-ils. Oui merci, mais le discours dominant est déjà omniprésent dans les médias, nous n’avons pas besoin que nos collègues s’en fassent aussi le relais. En fait, nous n’avons pas peur de l’IA, nous n’en avons simplement pas besoin, pire même, c’est une fausse solution et même un big gros problème.
Peut-être faudrait-il en premier lieux prendre le temps d’une pause stylistique. Le nom même d’Intelligence Artificielle est tout un programme, basé sur un abus de langage. Non, l’intelligence, soit la capacité de relier les choses entre elles, d’établir un lien de signification, ne peut pas être artificielle ou machinique. Elle est le propre du vivant. Cela contribue simplement à mélanger ce qui relève de l’humain et ce qui relève de la machine ; mais ce sont des choses bien distinctes.
L’avenir de nos métiers et le ravage de nos cerveaux
En revanche, ce qui est, pour le coup bien réel c’est qu’il y a déjà de par le monde des écoles dont le seul « enseignant », ou presque, est une IA [1]. L’utiliser revient donc à favoriser la disparition ou la dénaturation de nos métiers en utilisant une machine, qui prétendrait remplacer l’enseignement vivant, humain et créatif, la relation aux élèves. Bien sûr, utiliser l’IA peut paraître bien pratique, mais à quel prix ?
Car pour croire qu’en plaçant des élèves devant des machines, ils vont apprendre quoi que ce soit, ou que l’intelligence peut être artificielle c’est penser, comme Laurent Alexandre, que nous ne sommes que des machines, que le cerveau n’est qu’un ordinateur qu’on pourrait reconfigurer, réinitialiser et qu’il suffit d’y inscrire des données pour que le tout soit joué. Désolé, mais l’apprentissage – humain – est d’une toute autre « nature ».
S’il en était ainsi, les enseignants n’auraient plus de raison d’être. Ainsi, accepter le recours à l’intelligence artificielle, c’est contribuer à la fois à la disparition de nos métiers et à la déshumanisation des générations qui viennent. Comment peut-on encore trouver du sens dans le fait d’accompagner des élèves, si l’on accepte qu’une machine peut faire le travail à notre place et que le cerveau des élèves n’est qu’un disque dur sophistiqué ?
En réalité (virtuelle [sic]), l’IA mouline des masses de données pour produire un contenu statistiquement proche de ce que disent ou font les humains. L’IA utilise les données qu’on lui donne, pour ressortir ce qu’on lui demande. Dans le cas de Chat GPT, elle ressort quelque chose de moyen, de banal et surtout dépourvu de sens et d’humanité. Est-ce cela que nous voulons ? Des élèves qui ne savent pas pourquoi ils sont là et qui confient à une machine le soin de réfléchir à leur place pour générer des textes moyens et vides, qui seront peut-être à leur tour corrigés par d’autres IA ? C’est ça le plan pour l’école ? Coller les élèves et les enseignants devant des écrans en attendant le miracle, pendant que les études s’accumulent pour montrer que les écrans sont une catastrophe, notamment cognitive ?
Des pseudo-réponses techniques à des problèmes politiques
Bien sûr, nous avons toujours plus de tâches à accomplir : la différenciation, les heures sup’, les tâches administratives. Mais, n’est-il pas préférable de lutter pour améliorer nos conditions de travail, pour qu’on cesse de nous charger de toujours plus de tâches, dont certaines pour lesquelles nous ne sommes pas formés, que d’accepter toujours plus et d’utiliser une IA ? Finalement, c’est, d’une certaine façon, renoncer à changer les choses, accepter que la situation se dégrade et que l’on continue de nous donner des solutions techniques à des problèmes politiques : recrutement des personnels, salaire, formation, inclusion, prise en charge du handicap et des élèves allophones, etc.
Un désastre écologique et humain
Alors qu’on nous parle sans cesse de réchauffement climatique, des diverses pollutions, de l’effondrement de la biodiversité, utiliser les IA, qui consomment des quantités colossales d’énergie [2] (pour fonctionner mais aussi pour le stockage des données dans les datacentres) est absolument incohérent. Il faut également, pour faire fonctionner les IA, Internet et les infrastructures nécessaires à leur déploiement énormément de terres rares, de métaux. Tous sont extraits dans des conditions terribles pour les populations exploitées qui travaillent dans les mines, beaucoup d’enfants [3], pour les riverains qui voient leur environnement dévastés car ces industries sont très polluantes [4]. Sans compter les conditions dans lesquelles tout le fatras numérique est fabriqué puis entassé dans des décharges immenses à ciel ouvert. A côté de ça, on nous demande de sensibiliser les élèves à l’écologie … c’est une blague ?
Une question de cohérence et de démocratie
Étant en accord avec cette phrase de Jean Jaurès « On n’enseigne pas ce que l’on sait, on n’enseigne pas ce que l’on veut, on enseigne ce que l’on est ! », défendre auprès des élèves l’idée de continuer à utiliser leur intelligence si, nous-mêmes nous avons recours à l’IA est difficile à avaler. On voit déjà les dégâts que cause l’utilisation de l’IA dans les métiers artistiques, dans le domaine de la traduction, les emplois qui disparaissent, les traducteurs qui deviennent de simples correcteurs de ce que l’IA génère et nous, enseignants qui formons les adultes de demain, nous entrerions là-dedans ?
On pourrait répondre que l’IA est déjà partout, qu’il faut préparer les élèves à l’utiliser parce que c’est comme ça, c’est inéluctable. Pourtant, apprendre à utiliser quelque chose ne veut pas forcément dire l’utiliser soi-même. De plus, on peut refuser ce qui nous paraît nuisible, et encore heureux que, parfois, des gens se soient opposés à ce qui leur semblait dangereux et qu’on leur présentait pourtant comme allant de soi ! De plus, rien ne nous y oblige (pour l’instant…). En revanche, nous n’avons jamais été consulté sur le déploiement de l’IA, dans l’éducation ou ailleurs.
Bons et mauvais usages
L’argument ultime est que l’IA serait neutre et que tout dépendrait de ce que l’on en ferait, il y aurait des bons et des mauvais usages. C’est faux. D’abord, quel qu’en soit l’usage, le coup humain et écologique reste le même. Ensuite, quoi qu’on en fasse, les IA se développent à partir de données, ce qui implique donc de la « nourrir » en collectant toujours plus d’informations. Le développement de l’IA s’appuie donc sur le pillage des données. Enfin, l’IA est de toute façon une dépossession de nos savoir-faire, une perte d’autonomie, elle a une portée philosophique, politique, humaine, des implications beaucoup plus larges que juste « Ben oui mais c’est pratique ». Elle réduit l’humain à être un rouage d’une machine, dépendant de celle-ci. En ce sens, choisir personnellement de l’utiliser en se disant que chacun fait bien ce qu’il veut est un leurre, cela nous implique tous. Avoir recours à l’IA dans l’enseignement permet de contribuer à son acceptabilité et la normalisation de son utilisation. Ne mettons pas le doigt dans l’engrenage !
IA pas à dire, c’est pratique